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TEST D’Edo à Tôkyô de Philippe Pons

Le livre s’ouvre et un constat tombe. D’une manière générale, c’est l’approche culturaliste qui prime parmi les chercheurs lorsqu’il s’agit d’étudier la (les) culture(s) du Japon, avec tous les dérapages qu’une telle approche, on le sait désormais, sous-entend ; Raccourcis et interprétations abusives des faits sociaux, qui conduisent à la description à (trop) grands traits d’une mentalité sociale. Et ce culturalisme d’auteurs à la fois occidentaux et japonais, tels que Ruth Benedict et Nakane Chie, – à qui, au demeurant, Pons n’enlève pas leurs mérites – est bien souvent construit autour de la dichotomie Tradition / Modernité, que l’on pourrait traduire autrement par Passé / Présent, « Japonitude » / occidentalisation. Il ne s’agit pour autant pas de condamner en bloc cette dichotomie. Son existence n’est certes pas anodine, particulièrement lorsqu’il s’agit du Japon, un pays qui a plusieurs fois dans son histoire été confronté à des rencontres, parfois traumatiques, avec l’Occident. Mais il faut en affiner l’approche pour mieux cerner sa pertinence, et tenter de combler ses limites. « La Tradition prise comme facteur générique rend compte de tout, mais elle n’explique rien » (Pons ; 11). Il n’est pas suffisant, ni d’opposer le Japon au reste du monde et de le retrancher dans un esprit national immuable et intemporel, ni d’en faire un pendant oriental de l’Occident, un ersatz bicéphale et étrange entre modernité et exotisme.

Dans cette perspective, au terme de Tradition, Pons substitue le terme de Mémoire : à la modernité ne s’oppose dès lors plus un système rigide de maintient formel du passé, mais bien plutôt une notion qui relève du souvenir, voire de la nostalgie. Une part sensible de la Tradition. Car pour Pons, cette part en particulier fut en grande partie occultée, tronquée ou déformée par le tournant historique que fut la restauration de Meiji. La priorité du gouvernement nationaliste d’alors fut de rassembler les consciences autour d’une identité éminemment japonaise, en opposition avec l’Occident. Il s’agissait de trouver une image fédératrice, un héritage auquel tous les japonais pourraient s’identifier. Ainsi fut « samouraïsée[1] » la société, et la mémoire, créant une Tradition factice, qui n’était finalement du souvenir que d’une minorité de la population. Si ce repli de la Tradition autour de l’image du samurai a fonctionné (les raisons, nombreuses et complexes, sont abordées), on en retrouve les conséquences dans les visions stéréotypées que l’on a du Japon et de la mentalité de ses habitants en Occident : sens du devoir, esprit de sacrifice, patriotisme extrême et dévotion totale envers une hiérarchie héritée du féodalisme… Au grand dam de l’auteur.

D’autre part, Pons insiste sur la modernité contemporaine du Japon, sur le fait qu’il serait également réducteur de la considérer comme une copie de l’Occident. Elle possède sa propre identité, exprimée selon lui en deux caractéristiques principales.

Premièrement, une longue période « d’incubation » du phénomène de modernisation du Japon, celle d’Edo (1603 à 1868), ancien nom de Tôkyô, pendant longtemps capitale shogunale, et ville la plus peuplée du Japon. Ce phénomène de modernisation se serait exprimé par le développement d’une économie que l’on pourrait presque qualifier de capitaliste, ainsi que d’une classe d’une importance nouvelle et déterminante : la bourgeoisie et les marchands, un épanouissement d’une culture patrimoniale forte, et une expansion urbaine conséquente (faisant notamment de la future Tôkyô, déjà, une des villes les plus peuplées au monde). Ces éléments contribuèrent selon l’auteur, à favoriser la modernisation industrielle du Japon, au moment de la réforme Meiji, donc la fin de la période d’Edo.

Deuxièmement, cette modernité contemporaine, qui fait fantasmer l‘Occident, est fortement marquée par un esprit de corps, un conformisme que malgré tout, sans faire de culturalisme, il faut reconnaitre comme étant assez propre au Japon. Mais, et c’est là un point très intéressant soulevé par Pons, ce formalisme, loin de paralyser l’évolution des mœurs, des codes, des « figures de sociabilité », favorise au contraire l’adhésion du plus grand nombre à la nouveauté, au tronquage des signes et des signifiants, bref ce qui rassemble. Cela explique en partie l’acceptation du peuple japonais d’une samouraisation de sa mémoire, processus que Pons présente comme n’allant absolument pas de soi au regard a posteriori de l’histoire.

     Ce peuple japonais, justement, c’est autour de lui que Pons construit son livre. Car pour le journaliste, le dépositaire de la mémoire japonaise, de l’identité sensible du Japon, c’est bien le peuple et sa culture, et en particulier celle d’Edo, résolument urbaine, absolument moderne. Un Japon d’en bas, de la « mémoire en actes » qui a, bien plus que les samurais(10 % de la population d’Edo…) forgé le Japon contemporain, ses mœurs et ses signes, à coup de petits riens du quotidien. Associé à lui, l’autre héroïne de l’œuvre, c’est la Ville. Et une partie en particulier : Shitamachi, la ville basse, fourmillante et animée, et par-dessus tout creuset de la culture populaire urbaine que nous venons de décrire.

     C’est de la mémoire de cette ville et de ses habitants, ainsi que de ce qu’il en reste de nos jours, que l’auteur tente d’extraire la substantifique moelle du Japon moderne, multiple et mal compris. Le plan du livre se découpe en trois parties que nous allons maintenant synthétiser.

     Dans la première, « les héritages », Pons s’intéresse aux origines de la modernité japonaise, en développant soigneusement la nuance entre ce qu’était le « vrai » Japon ancien, et celui « réinventé » par le gouvernement de Meiji. Il commence d’ailleurs sur une exploration des mythes de l’imaginaire et de la littérature japonaise, (Bushido, loyauté féodale et autres rônin) et les (re)lectures dont ces œuvres et mythes ont fait l’objet dans l’histoire. On comprend alors en quoi le système de valeurs abusivement associé à une mentalité japonaise fut celui d’une minorité de japonais. Il donne ensuite une définition et reprend l’histoire de ce qu’il nomme l’ « anti-tradition » japonaise, c’est-à-dire une culture rurale, rustique, éloignée de la cour et des samurais. Il la raconte et la décrit ensuite lorsqu’elle naquit dans le creuset bouillonnant que fut la ville d’Edo. Une culture urbaine originale s’il en fut, et à plus d’un titre.

     D’abord, les civilisations de Nara (710 à 794) et Heian (794 à 1185) créèrent une haute société policée et raffinée, qui influença fatalement les couches basses, rurales de la population, ce qui eu notamment pour effet d’étendre relativement l’alphabétisation. Ces couches basses restèrent cependant bien éloignées, clivées des préoccupations de l’aristocratie, et gardèrent donc une forte indépendance culturelle. Plus tard, la fermeture du Japon à l’extérieur préserva une large partie des japonais, le petit peuple en premier lieu, d’influences extérieures. Ajoutons à cela une quasi absence d’intérêt de ce dernier pour les considérations religieuses ou morales, du moins en comparaison avec la cour. Ainsi, c’est relativement intouchée culturellement, livrée à elle-même, que cette population rurale évolua vers Edo et l’investit, maintenant en sus un brassage permanent avec la campagne. Selon Pons, au fil du temps, un glissement s’est effectué à Edo, à la suite duquel les canons et les modes du Japon furent petit à petit écrits par un métissage culturel spécifiquement urbain, entre paysannerie et aristocratie, et que l’on peut considérer comme embryon de la modernité japonaise.

     Dans ce métissage, il faut noter le rôle historique de la nouvelle bourgeoisie marchande d’Edo, qui par essence (fonction de circulation des biens et fonds économiques) contribua de manière décisive au rapprochement des couches sociales. L’assimilation par les ruraux devenus citadins du raffinement aristocratique, également favorisé par une grande proximité en ville, permit d’en dégager une production culturelle aux influences multiples, et une mentalité unique, que Pons nomme « goût du présent » ; Une recherche poussée et immanente d’une esthétique, d’un raffinement matériel simple, la notion d’iki (sens plébéien de l’irrévérence), un goût de la jouissance de la richesse et des plaisirs, et enfin, une certaine indifférence à la nature, la religion, et la philosophie. Il s’agit pour l’edokko, l’enfant d’Edo, de vivre au présent, de cultiver un « rire acerbe », entre humour grivois et désabusement camouflé, en étant absolument dans son temps – contrairement à d’autres sociétés, plus accrochées au passé, telles que la Chine. L’edokko, sans être exactement un anti-samurai, semble personnifier dans la pensée de Pons un antihéros de la tradition culturelle japonaise, un parent pauvre dont le souvenir fut occulté au profit du samurai mythique.

     L’auteur parle également d’une surabondance de signes et de signifiants urbains (enseignes, vêtements codés, supports écrits, …) dont il traitera abondamment par la suite, dans Tôkyô. Il est aussi question de la formation, déjà l’époque d’Edo, d’un esprit de corps d’homogénéisation des japonais citadins, à travers la notion de kata, « armature des conduites collectives » selon Tokitsu Kenji.

     Dans « Continuités », il s’agit plutôt de ce qui reste des héritages d’Edo,  ce qui perdure, ce qui a changé, ce qui a disparu. D’abord en ce qui concerne la shitamachi. Dans Edo existait une différence nette entre la ville basse et le reste, car c’est dans la première que l’effervescence populaire, artisanale et commerciale avait lieu. Le reste était périphérique. Or ce centre névralgique s’est déplacé au fil du temps, délaissé ou détruit par des catastrophes, remplacé en général par moins animé. Ce sont finalement les quartiers de plaisirs, les « mondes flottants » qui restèrent le plus en place, et ne se démodèrent pas.

     Pons décrit également ce qu’était le quotidien de la ville basse, les petits riens qui firent la vie de tous les jours pour ses habitants (la fameuse mémoire en actes). Il nuance le propos du premier tiers du livre, en démantelant un certain nombre de clichés ou d’images abusivement positives, notamment pour ce qui concerne la solidarité populaire. Car la shitamachi était aussi une succession de nagaya, sorte de logements exigus à loyers modérés, parfois partagés avec des « colocataires ». Le manque d’intimité était le lot des edokko. Aussi, l’atmosphère du milieu était moins celle d’un « vouloir vivre ensemble » que d’un « devoir vivre ensemble ». Avec tout ce que cela sous-entend de concessions sociales obligatoires pour rendre possible la vie de communauté, dans une très grande promiscuité, une vie sociale marquée par les notions de ninjô (compassion, solidarité), on (dette morale), et surtout giri (obligation morale). Cette dernière en particulier permet de relativiser grandement la vision culturaliste des comportements policés japonais, visiblement hérités de ce contexte bien particulier.

     Les traditions culturelles autour du goût pour le spectacle de ce milieu ont évoluées de manière plus ou moins heureuse avec le temps ; dépréciées puis redécouvertes telles que la lutte sumô, devenus arts majeurs après Meiji comme le kabuki, maintenu en vie tant bien que mal par les habitants à l’image des festivals d’Asakusa. Dans tous les cas, le constat est le même : l’essence populaire de ces arts et coutumes s’est évaporée avec le temps. Asakusa, par exemple, semble représenter pour Pons le Japon étiqueté « traditionnel », que l’on affuble de pratiques et de signifiants fossilisés. Un « envahissement du factice, du traditionnel vendu comme n’importe quel produit.» (Pons : 213).

     A l’inverse de ces traditions rafistolées, supposément détentrices d’une authenticité toute japonaise, le bain public, « aversion occidentale, plaisir japonais » (Pons : 216), semble être un des lieux où s’exprime le mieux le fait d’être japonais – en termes de représentations du corps, des pratiques de l’hygiène et de l’intimité (« Le nu au Japon est vu mais n’est jamais regardé » (Pons : 220)).

     Nous l’avons déjà dit, le religieux durant la période d’Edo n’eut en fait que peu d’impact sur le peuple non samurai, c’est-à-dire quatre-vingt-dix pourcents de la population japonaise d’alors. Aussi, la modernité japonaise a longtemps (et dans une certaine mesure est encore) confrontée à un désarroi confessionnel. Les japonais, dès la fin d’Edo, se sont ouverts plus largement à la religion, mais se sont heurtés à l’absence de réelles institutions proches du peuple, si l’on excepte les nombreuses sectes. Ceci, selon Pons, a contribué à intégrer le magique dans l’univers fictionnel japonais, de manière complémentaire. D’où un folklore exceptionnellement fourni. Et ce désarroi, on le retrouve dans le syncrétisme religieux du Japon, où il n’est pas rare de naître shintoïste, se marier à la chrétienne, et mourir bouddhiste.

     L’auteur développe également un phénomène de « consommation de la culture » apparu pendant l’ère d’Edo. Le fait aujourd’hui (ou du moins à l’époque de l’enquête de Pons) de s’adonner à une activité culturelle japonaise ou occidentale – le Japon possède une excellente capacité d’adaptation – fait partie d’une norme de bonne éducation héritée de la large diffusion de l’art durant Edo. L’Art était alors une manière d’élever, au moins en apparence, son statut social, d’afficher un certain raffinement. Il en résulte aujourd’hui un « sentiment latent d’obligation » (Pons : 265) de se cultiver. L’artistique est pour la plupart des japonais une sorte de bagage culturel attendu chez un individu de bonne éducation, et pour les femmes, une condition presque sine qua non pour se marier. Nous pensons que ceci à pu changer dans une certaine mesure, à la faveur d’une évolution récente des mœurs.

     De ce fait, Pons nuance la situation de l’Art au Japon : le yamato damashî (l’esprit du Yamato, ancien nom du Japon) est à remettre en perspective, entre sens esthétique immanent, culture fortement normée, éditée, et le matérialisme intéressé d’une forme moderne de mécénat, inexistant au Japon jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. L’authenticité des arts est devenue monnayable ; Le système de iemoto, organisation hiérarchique autour d’un maître que l’on retrouve dans les arts martiaux est bien souvent devenu un prétexte pour demander à l’élève un prix très élevé pour l’enseignement artistique. Illustration parfaite d’une Tradition aujourd’hui maintenue sous respiration assistée, vidée de sa mémoire sensorielle. Quoi qu’il en soit, l’Art s’est, pour Pons, clairement éloigné de la vie sociale du peuple japonais moyen. D’un trait du quotidien, à la fois présent en chaque chose et éloigné des préoccupations, il est devenu un à côté consommable, voire un luxe. C’est le cas du kabuki : en étant élevé contre sa nature au rang d’art majeur par les autorités de Meiji, il fut destitué de son stylisme, aseptisé, « passant du monde de l’interdit à celui de l’orthodoxie nationale » (Pons : 246). Il reste apprécié, mais l’ambiance des salles et des représentations n’est plus la même.

     La troisième partie, « Figures d’une modernité singulière », est plus résolument tournée vers le présent. Le lecteur observera un net détachement d’une approche pragmatique du sujet. Pons donne à son propos une teneur bien plus discursive qu’argumentative. Il prévient d’ailleurs d’emblée que la partie sera plus éclatée, intuitive – bref, on l’aura compris, journalistique et personnelle.

     Il présente d’abord le quartier tokyoïte de Shinjuku, socialement cosmopolite, melting-pot humain. Malgré tout ce qui a pu être dit avant, la description démographique du lieu donne un grand coup à l’image de fade uniformité du Japon, blotti dans son conformisme. Ici, au contraire, un seul terme vient à l’esprit : désordre. D’où un questionnement (laborieux) de l’auteur : comment l’individu contemporain pris dans la masse ordonnée et chaotique peut-il faire sienne la ville, le quartier ? Comment se fait-il une place ?

     D’abord, par un goût de la rue, encore une fois hérité d’Edo, une « culture du piéton » qui échappe au manque d’intimité de son foyer urbain. Ensuite, parce que Tôkyô en général, Shinjuku en particulier, sont les lieux de temporalités plurielles, où chacun vis à son rythme et à son heure, dans l’animation du jour et la frénésie de la nuit. Shinjuku est un monde en soi la nuit, un univers de fête, d’ivresse, de chanson, de signes par pléthores, en bref d’un irréductible esprit de plaisir (asobi no seishin) qui fait écho à la mémoire de l’edokko.

     Car le plaisir, le ludique, semble rester une caractéristique prédominante de la vie urbaine japonaise. D’une part, dans le patchwork architectural qu’elle constitue, et l’apparente absence de logique dans sa conception spatiale. Dans ce que l’on y fait et ce que l’on y est d’autre part. Dans le conformisme social autour de la mode vestimentaire (moins vrai, donc, à Shinjuku) – car au Japon, l’habit fait le bonze. Dans la prolifération d’objet signes qui étiquettent l’individu, soumis au dictat de la nouveauté. Dans les depâto, les grands centres commerciaux, véritables temples à la gloire du consumérisme. Dans la pratique des cadeaux, devenue dionysiaque et symptomatique d’une propension moderne à la surconsommation. Dans les ambiances des kissaten (cafés) à thème. Dans le service délivré par les employés dans les lieux publics, à la limite du jeu scénique tant il est normé. Dans les salles de pachinkô et de karaoké où l’on peut oublier son Moi social quelques heures, et le rôle pensant sur ses épaules.

     Enfin, la dernière sous partie du livre est consacrée au manga, et concerne plus largement la zassô bunka, terme signifiant littéralement « culture des mauvaises herbes » et qui désigne de manière éloquente la culture de masse moderne. Pons la rapproche d’une certaine culture subversive d’Edo. Il parle ainsi du manga comme relevant d’une tradition de « narration figurative » dont la généalogie remonte jusqu’aux illustrations des monogatari (les récits romancés). La violence gratuite, la sexualité débridée, les thèmes caricaturés participent d’une façon japonaise d’envisager le fictionnel hors du réel. C’est en partie discutable, mais on peut en effet le lier au rire acerbe de l’edokko.

     Cette dernière partie, et le chapitre sur Shinjuku en particulier, sont un peu déroutants pour le lecteur. Autre qu’un analyste, Pons se fait « passant sublime », selon l’expression d’André Breton qu’il cite lui-même ; Un flâneur pour qui la ville est un lieu familier, un sujet d’expérience sensible. Sa description de la ville moderne extrême-orientale envahie par le signe, l’immédiateté de l’idéogramme dont le sens vous saute à la figure, rappelle la réflexion contemplative de Roland Barthes dans L’Empire des Signes. Plutôt que de s’embarrasser (car cela serait de toute évidence tâche embarrassante) de déterminer ce qu’est précisément la ville japonaise, et afin de savoir ce qu’est devenu la mythique Edo, il peint Tôkyô comme pour la décrire à un aveugle.

     Disons quelques mots du travail à proprement parler de l’auteur. Il est désormais clair que le Japon qu’il tient à nous montrer, à nous raconter, c’est celui de la « petite Tradition », du petit peuple sans gloire, aux racines hinabi (rustiques), raffiné dans son pragmatisme, et pragmatique dans son raffinement. C’est le Japon des nagaya, du kabuki, du et de l’ikebana, de l’ukiyo-e, du monde flottant qui nous est décrit. Un Japon qui stimule indéniablement l’imaginaire, et qui de toute évidence a l’affection de Pons. Un regard à sa bibliographie actuelle montre un goût pour ce Japon d’en bas, avec des œuvres comme Misère et crime au Japon[2], et plus tard Peau de brocart[3]. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il excelle à parler des petits lieux, des théâtres, des rues et ruelles des quartiers populaires. Au regard de ce qu’il s’y passe, mais également des gens que l’on y rencontre aujourd’hui (artistes, cinéastes, mangaka, et autres passants sublimes) et avec qui, il a de toute évidence passé de longs moment, dans un contexte professionnel, et à n’en pas douter, personnel. Et c’est pour le mieux.

     Ainsi, c’est dans un registre particulièrement chaleureux qu’Edo, Nihonbashi, Yanagibashi, Tôkyô, Shinjuku, Asakusa, la Shitamachi, prennent vie sous sa plume. Le lecteur se prendra volontiers au jeu de l’auteur, qui se veut le guide à travers des lieux, des ambiances, des époques, des foules, des parfums et des sons, contant le Japon avec érudition et maîtrise de l’art de raconter. Que l’on ne s’y trompe pas, pour autant : Si l’affection de Pons pour le Japon « d’en bas » est manifeste, il ne faudrait pas s’imaginer que l’on ne trouvera qu’un Japon fantasmé dans son livre. Cela fait d’ailleurs partie du propos du livre : où est le vrai et où est l’incorrect dans les idées que l’on se fait du Japon. Dans un souci de rigueur, l’auteur illustre ce qu’il avance de références littéraires ou scientifiques, qui argumentent son point de vue sur telle ou telle période de l’histoire de Tôkyô, et il ajoute son propre travail de terrain et d’entretiens, donnant à l’ensemble une solidité indéniable. Et ce, même lorsqu’il s’agit d’un temps hors d’atteinte : la période des Tokugawa.

     Si Pons ne cautionne pas l’examen de la culture japonaise au prisme de la dichotomie tradition-modernité (passé-présent), celle-ci semble rester omniprésente dans sa réflexion, notamment dans les allez retours fréquent entre le passé et le présent, l’authentique et le factice[4]. On comprend que la garder en tête puisse être un moyen de justement la déconstruire, en montrer les tenants, aboutissants, et limites. Dans notre cas, l’approche anthropologique du Japon est le positionnement de prédilection. La culture a en effet longtemps, dans cette discipline, été observée sous l’angle de cette sempiternelle opposition-filiation, qui n’est pas sans défauts. En cela, l’approche de déconstruction de Pons est enrichissante, car en quête d’une vision plus lucide de la culture japonaise, de ses mémoires non-homogènes, de ses modernités singulières. Une approche qui peut s’appliquer à toute culture, et qu’il parait bon de prendre en exemple. Car si le déroulement du propos du livre est ponctuellement discutable, il est surtout convaincant par son sérieux.

Pour toutes ces raisons, on ne peut reprocher à Pons une approche incomplète, car elle n’a ni la prétention, ni la possibilité de l’être. Elle est incontestablement orientée, et assumée. Objecter le manque d’une méthode et d’une présentation purement scientifique – c’est-à-dire anthropologique, sociologique ou historique – dans cet ouvrage serait tout bonnement hors de propos. L’ensemble est au demeurant structuré, le plan clair et cohérent. La vision de Pons regroupe toutes ces méthodes à la fois, aucune en particulier, de sorte que ce qui pourrait passer pour une simpliste énumération de faits sociaux et historiques se révèle en fait un excellent moyen de rendre compte de la complexité de la vie sociale japonaise, en se gardant d’un trop plein interprétatif scientifique, d’une théorisation parfois un peu encombrante. Ainsi, si en ne concentrant pas sa méthode sur une discipline scientifique particulière, Pons se voit « interdire le livre de thèse »[5], pour reprendre les mots d’un autre lecteur, sa démarche en possède la rigueur, et le produit, la pertinence d’une ethnographie complète et avisée.

On pourrait d’ailleurs aller jusqu’à dire que la relative partialité de Pons quant à sa manière de traiter son propos, son goût pour la culture subversive et résolument immanente qu’est la culture populaire japonaise ont servis la pertinence de son œuvre. Car ce goût l’a poussé à s’intéresser à des sujets qui n’étaient probablement pas des sujets « vedettes » dans les études japonaises de l’époque de la publication du livre. Mais ils sont aujourd’hui incontournables lorsque l’on envisage le Japon moderne. On ne présente plus guère à l’Occident, qui l’a même adoptée depuis, cette activité exotique pour le Pons de 1988, celle du karaoké. On peut voir dans la sous partie sur le pachinkô une description avant l’heure des salles de jeux-vidéos d’arcade que l’on sait proliférer au Japon à partir des années 1990. Et bien sur, le phénomène international du manga. Il faut donc reconnaître à l’auteur un œil particulièrement aiguisé pour les faits sociaux les plus significatifs, véritablement constitutif de la modernité singulière qui est celle du Japon.

     Ce livre possède en fait les défauts de ses qualités ; La profusion de matériaux de réflexion (exemples, anecdotes, citations littéraires et scientifiques, extraits d’entretiens, …) soutenus par une charpente théorique réduite (ou alors assez peu explicite) peut ponctuellement, perdre le lecteur, qui bien qu’appréciant l’ouvrage, peine parfois à voir où il s’agit d’en venir. On pense notamment aux faits religieux, où l’on sent un Pons bien moins à l’aise qu’en ville. Ou au contraire à sa description de Shinjuku, certes éloquente, mais par moments un peu confuse. Rien de bien gênant, cependant : un rapide coup d’œil au plan (du livre) permet de retrouver son chemin. Un chemin qui, une fois que l’on en arrive au bout, prend tout son sens.

     Ce qui ressort une fois la dernière page de ce livre tournée, c’est que le questionnement autour de l’authenticité japonaise n’est pas tranché. Il est traité de manière aussi sinueuse que les racines et branches de ses tenants et aboutissants. Entre conformisme et esprit de révolte passive, rire ironique et tête baissée, plaisir débridé et vie codée jusque dans la gestuelle du corps, le pays du soleil levant est une société de paradoxes, s’il en est. Dénuée de sincérité mais exempte d’hypocrisie. Pour Pons, le passage à la modernité s’est fait par le bas ; Alors qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’état japonais avait tendance à vouloir se réaffirmer dans le passé, le peuple japonais, la masse de quidams a forgé, à l’usage, sa propre modernité. Elle fut prise entre sa mémoire sensible, la tradition fabriquée par la Réforme Meiji, et la nécessité de faire quelque chose de l’Occident, envahisseur et envahissant.

     D’Edo à Tôkyô permet, quoi qu’il en soit, de faire la part des choses entre ce que l’on pense savoir du Japon, ce que les japonais pensent du Japon, et ce que fut et est aujourd’hui le Japon. Assurément, il s’agit là d’un travail admirable, qui mérite amplement son statut de classique des études culturelles japonaises, riche d’enseignements que l’on pense en majeure partie toujours d’actualité, même un quart de siècle après.


[2] Misère et crime au Japon : du XVIIe siècle à nos jours. Paris : Gallimard, 1999, 551 p. (Bibliothèque des sciences humaines) (traduit en japonais 裏社会の日本史 Urashakai no Nihon shi. Tokyo : Chikuma Shobô 2006)

[3] Peau de brocart. Le corps tatoué au Japon. Paris : Seuil, oct. 2000, 140 p.

[4] Le plan est en effet moins linéaire qu’il n’y parait, et on passe régulièrement d’une époque à l’autre, tout comme les notions vues et revues invitent à des retours dans les pages précédentes.

[5] Godement, François, Philippe Pons. D’Edo à Tokyo. Mémoires et modernités. In: Politique étrangère N°2 – 1988 – 53e année pp. 509-510.

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